Le gros plan chez Cassavetes – amour

He leaned up a little and watched her face. Her face would now be, forever, more mysterious and impenetrable than the face of any stranger. Strangers’ faces hold no secrets because the imagination does not invest them with any. But the face of a lover is an unknown precisely because it is invested with so much of oneself. It is a mystery, containing, like all mysteries, the possibility of torment.[1]Il se pencha et regarda son visage. A l’avenir, son visage serait alors plus impénétrable que levisage d’un étranger. Un visage étranger n’a pas de secret car on n’y rêve rien ; mais le … Continue reading

James Baldwin, 1962, Another Country.

Regarder un film de John Cassavetes, c’est un peu comme retrouver de vieux amis. On voit Gena, John, Falk ou Gazzara, mais aussi Seymour Cassel ou David Rowlands, qui toujours ponctuent l’œuvre du cinéaste. Mais plus que ça, du grand rôle au figurant, chaque personnage semble être particulier ; chaque visage semble cacher une nouvelle infinité, une vie entière. Cassavetes filme tout et tout le monde en gros plan. Il le fait si souvent qu’on pourrait croire à une lâcheté, une facilité. Pourtant, chaque plan, chaque visage nous marque, et l’on garde toujours un profond souvenir d’un film du new-yorkais. Souvent mal éclairé, toujours secoué, le gros plan est ici malmené, mais c’est pour une cause bien universelle.

En quoi le gros plan chez Cassavetes est-il un acte d’amour révolutionnaire ?

Cet article reprends une analyse effectuée pour le cours d’Esthétique et Poétique du film de José Moure et Benoît Rivière à l’université Paris-1. Étudiant de manière approfondie Husbands (1970), Faces (1968), A woman under the influence (1974) et Love Streams (1984), elle s’appuie sur l’ensemble de la filmographie de Cassavetes.

une révolution esthétique

image brute

Ce qui frappe dans Shadows, c’est l’image, en 16 mm. Le format, habituellement utilisé en documentaire, donne un grain violent à l’image. Avec Faces, presque 10 ans plus tard, John réitère son exploit en filmant quasi-entièrement de nuit. Cassavetes tourne avec une équipe réduite, sans directeur de la photographie. Le résultat : des gros plans souvent flous, mal éclairés. Les visages, sans fard, explosent à notre regard.

L’esthétique de Cassavetes n’est pas, c’est une anti-esthétique. Impossible de faire un arrêt sur image, tant chaque photogramme semble être instable, sale. Même plus tard, lorsqu’il dispose de plus d’argent, en 35mm, l’image de Cassavetes nous surprend.  A l’opposé des canons, il filme presque dans le noir.

Le gros plan, habituellement strictement éclairé, présentant la star sous son plus beau jour, n’existe pas chez Cassavetes. Pire encore, la caméra ne s’arrête jamais de bouger. A l’épaule, le spectateur est constamment secoué. 

nouvelle continuité

Plus que flous et mal éclairés, les gros plans de Cassavetes sont partout, tout le temps. Alors qu’ils servent de rupture dans le cinéma classique, les gros plans servent ici pleinement à la continuité. La plupart du temps en intérieur, Cassavetes filme l’humain, le visage, en gros plan. Ce gros plan, prenant une nouvelle valeur de norme dans la continuité, présente plusieurs caractéristiques uniques. D’abord, son mouvement : Cassavetes filme caméra à l’épaule, dans un mouvement ou l’acteur bouge sans prévenir. La caméra, grande oubliée, est alors suiveuse, et cherche à attraper ce qu’elle peut, un visage, deux. En gros plan donc, cela donne des mouvements constants, très inhabituels.

Le gros plan est partout, mais il est même difficile de dire quand il commence ou se termine. S’il y a beaucoup de gros plans, il y a rarement un plan large classique. La caméra, arpentant l’espace, finit toujours par retomber sur un visage, décadre quelqu’un, en recadre un autre. Le cadre est ainsi toujours débordé, et le mouvement des acteurs se mêle à celui de la caméra, dans une danse observatrice. Souvent, il est même difficile de dire l’échelle de plan face à laquelle on est, tant une multitude de visages s’enchaînent. Partout aussi, de très longues focales qui compressent les perspectives. 

Faces, un… gros plan ?

Mais tourner tout le temps en gros plan n’est pas chose facile, car il suffit de rien pour qu’un plan s’obstrue. Dans cette nouvelle continuité, il n’est alors pas rare de perdre la vue. Dans Faces encore, se trouve une scène où des jambes dansent devant les protagonistes. Dans Husbands, il n’est pas rare de ne plus voir l’autre côté de la table.

Filmant des scènes d’intérieur, Cassavetes dynamise ainsi sa mise-en-scène grâce au gros plan. Toujours présents, comme une nouvelle norme de la continuité, l’éclairage, la stabilité en pâtissent. Le mouvement du cadre, toujours palpitant, cherche à revenir vers le visage, vers l’acteur.

retournement moral

Cassavetes n’est pas simplement un mauvais-filmeur. Si ses images ne correspondent pas aux canons esthétiques, c’est parce qu’il a décidé d’inverser les rôles. Ancien acteur, John a souffert du traitement réservé à ceux-ci par hollywood. On s’en occupe en dernier, après l’éclairage et la caméra. John souhaite obtenir le meilleur de ses acteurs, alors il leur donne le pouvoir, les laisse libres d’aller où ils veulent. L’esthétique du brut n’est pas alors un choix, mais la conséquence d’un choix. Pour tourner une scène, Cassavetes utilise un éclairage naturel, le plus souvent deux caméras à l’épaule. Les acteurs sont libres d’aller et venir, et une caméra fait un plan large, pendant que l’autre cherche à s’approcher des détails. L’usage du telephoto, vient aussi du respect qu’à Cassavetes pour ses acteurs, car il souhaite que le dispositif se tienne à distance, et ne les écrase pas. Dans le livre Cassavetes par Cassavetes, il explique même savoir qu’il perdrait le point dans A woman under the influence, mais l’avoir fait pour permettre à Gena de s’exprimer au mieux.

En donnant le pouvoir aux acteurs, Cassavetes sacrifie l’éclairage, le point, mais crée une esthétique brute et révolutionnaire, qui nous fait croire à l’action. Peu importe alors que l’image ne soit pas parfaite, tant elle ne nous est pas donnée à admirer. Toujours instable, le gros plan est constamment débordé, obstrué. L’œil spectatoriel, comme la caméra à l’épaule, entre alors dans un nouveau mode d’observation, actif. L’esthétique de Cassavetes, l’utilisation constante du téléphoto, les multiples imperfections sont alors la conséquence de l’amour qu’à Cassavetes pour ses acteurs. 

cadrer l’amour

Avec, comme point de départ une chose qui, réduite à elle-même, n’est qu’une rencontre, presque rien, on apprend qu’on peut expérimenter le monde à partir de la différence et non pas seulement de l’identité. Et on peut même accepter des épreuves, on peut souffrir pour cela. […]

[l’amour] nous amène dans les parages d’une expérience fondamentale de ce qu’est la différence et, au fond, dans l’idée qu’on peut expérimenter le monde du point de vue de la différence.  C’est en cela qu’il a une portée universelle, qu’il est une expérience personnelle de l’universalité possible, et qu’il est philosophiquement essentiel, comme Platon en a eu, en effet, la première intuition.

Éloge de l’amour, Alain Badiou, Paris : Flammarion, 2009.

être ensemble

Nous avons vu les nouveautés esthétiques et syntaxiques qu’amenait l’utilisation du gros plan chez Cassavetes. Ce qui nous reste à voir, c’est ce que Cassavetes cadre, la poétique intrinsèque à ces plans.

Ce qui saute aux yeux, c’est la proximité des personnages. Le gros plan, on le sait, a toujours eu valeur d’intimité. L’archétype en étant le two-shot, un plan liant deux personnages ; par exemple un couple s’embrassant. Le gros plan à deux est une figure forte, par sa violence, la violence des émotions qui frappe le spectateur. En premier c’est justement ce pourquoi l’utilise Cassavetes, c’est justement pourquoi il filme autant en gros plans. Cassavetes filme les personnes ensemble. Des couples dans Faces, il filme aussi l’amitié entre trois hommes dans Husbands, dans un gros plan de plus d’une minute, qui n’arrive pourtant pas à cadrer les trois acteurs en même temps.

A chaque fois, c’est l’émotion, la magnification de l’émotion propre au gros plan que Cassavetes affiche partout. Les imperfections citées plus tôt, l’image brute nous rapproche d’autant plus des êtres, qui ne sont pas protégés par le dispositif cinématographique. Cassavetes montre les êtres ensembles, leurs émotions fortes, et même dans les situations les plus négatives et mouvantes, qui, vues de si près, nous prennent aux tripes.

étrangers

Une autre chose frappante dans le gros plan chez Cassavetes, c’est qu’il n’épargne personne. L’étranger, l’inconnu, le second rôle peut être filmé en gros plan, avec le même intérêt que la star

Une scène récurrente est celle de la rencontre avec un étranger. On pense notamment à A woman under the influence, lorsque Mabel cherche refuge chez un inconnu au bar, mais aussi à la magnifique recontre dans Husbands entre Archie et la comtesse, une femme qui n’apparaîtra plus à l’écran. La séquence se déroule ainsi : un premier gros plan, d’une femme de dos. Elle ressemble à une femme fortunée, Archie l’interpelle. Mais quand elle se retourne et se montre intéressée par ses avances, il prend peur. Contre-champ sur Archie, puis retour vers la femme pendant 1:40. 

La femme est toujours bien cadrée, pendant qu’Archie, pourtant personnage principal, est mal éclairé dans le contre-champ et éjecté du plan sur la femme. Le plan, comme l’étude d’un visage, de la physionomie de cette femme particulière, nous force à l’observation. Ce détail, qui n’a rien de l’exagération d’une émotion, pose un regard profond sur une étrangère. La femme prend alors toute sa profondeur, et l’on n’oserait la définir en une phrase, comme on le ferait pour la plupart des seconds rôles. La comtesse, cette femme qui semble vraiment vivre ;  le plan nous montre un autre, différent, unique.

êtres uniques

Car si les étrangers peuvent prendre la même valeur que les protagonistes, c’est bien que les protagonistes ont aussi valeur d’étranger. Chez Cassavetes, la construction narrative refuse la psychologie. Le gros plan, étude d’un visage, prend alors toute sa valeur. Si le gros plan magnifie l’émotion, ce n’est pas par mimétisme que Cassavetes fonctionne. Classiquement, un gros plan d’une femme qui pleure nous fait pleurer. La femme est alors le support de l’identification. Mais le gros plan chez Cassavetes ne filme pas l’autre comme support d’émotion. Les visages qu’il filme, sans maquillage, toujours au bord de la rupture, du mouvement subit, ne se proposent qu’à l’observation. Cela vient du scénario, mais aussi bien sûr de la construction même des plans, tant par leur rejet des normes du beau, que par la place de la caméra, mouvante, toujours courant après les personnages. Et c’est là toute la force du cinéma de Cassavetes, nous montrer des visages incompréhensibles, nous montrer l’autre, comme différent ; et le proposer à aimer.

Car si John aime tous ses personnages, en nous montrant un autre, il n’épargne pas le spectateur. Ma copine n’a pas aimé les personnages de Husbands, de telles brutes, de tels hommes, qu’on nous force à observer pendant des heures. Mais c’est justement ce regard, dans les plans qui n’osent contenir l’autre, qui nous montre toute leur différence. La reconnaissance de cette altérité, trouve sa consécration The Killing of a Chinese Bookie : la célébration de ces inclassables, marginaux qu’on filme comme en documentaire, relève clairement d’un acte d’amour.

fin

Le gros plan, figure emblématique du cinéma de Cassavetes, nous choque pour son apprêté. La figure, normalement réservée à la césure, prend chez Cassavetes une toute nouvelle valeur syntaxique, et devient un mécanisme principal de la continuité. En donnant aux acteurs son amour, John révolutionne le gros plan, et fait de la caméra une observatrice indiscrète et instable. Ce qu’il filme, c’est l’expression des sentiments humains les plus forts, des émotions, de l’amour. Il montre surtout l’autre comme unique, incompréhensible. L’autre nous est étranger, et pourtant, nous sommes toujours ensembles, notre besoin de lui est constant. C’est loin de la psychologie et à travers le gros plan que Cassavetes a développé toute sa vision humaniste, la vision qui demande au spectateur de tout accepter, d’accepter l’autre dans sa différence. Comme le précise Baldwin, le visage de l’autre, au fur et à mesure qu’on le regarde, nous devient d’autant plus dur à percer. En nous forçant à regarder les visages, de vrais visages, Cassavetes fait devenir le moindre étranger un amant, et des amants étrangers.

References

References
1 Il se pencha et regarda son visage. A l’avenir, son visage serait alors plus impénétrable que le
visage d’un étranger. Un visage étranger n’a pas de secret car on n’y rêve rien ; mais le visage d’un
amant nous est inconnu, justement parce qu’on n’y projette tant de nous. C’est un mystère,
contenant comme chaque mystère, la possibilité d’un tourment.

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