Dormir au cinéma

Voilà peut être l’acte le plus charmant et le plus métaphorique de la vie d’un cinéphile. Puisque le cinéma n’est qu’un rêve, une seconde réalité de notre inconscient, pourquoi ne pas vivre les choses pleinement, et tout simplement : s’endormir.

Si je ne me souviens pas de tous les films que j’ai vu, je me souviens plus certainement de tous les films devant lesquels je me suis endormi. Mais attention, il y a deux règles à l’endormissement cinématographique effectif.

1. L’endormissement doit se passer dans une salle de cinéma.

Hé oui ! Je vous vois venir… Vous, les dopés à la vie privée, au petit écran, ou pire : à l’ordinateur. Je vous vois là, regardant vos séries Netfloux et autres documentaires avachis dans votre lit. Ohh, cruelle humanité qui regarde des tableaux sans être habillée ou brossée – je vous conjure !

Car l’endormissement dans le cinéma présente le délicieux sel de ne pas être chez soi. Le cinéma, au fond, est peut-être le seul lieu public où il est admis de voir un gentleman fermer les yeux. On l’accepte aussi dans le train, mais avouons-le : c’est moins ragoutant. Je me souviens encore de mon endormissement devant Kurosawa, ou pire ! Mon premier Tarkovski. J’avais 16 ans, fraîchement débarqué à La Rochelle pour le festival du film avec le lycée. Ma prof de cinéma nous avait dit : « oui, Tarkovski, c’est fantastique, les gens pensent que c’est un grand grand grand. » Alors, jeunes dopés au Parrain, nous avions posé nos fesses dans la vieille (et désormais fermée) salle de l’Olympia. Il était 22h en début Juillet, dehors il faisait beau. Et la pellicule qui se lança nous parut alors d’une longueur et d’un ascétisme tout bonnement insoutenable. Je me souviens encore de ce plan devant lequel je m’endormais : la pluie dans l’appartement… Et oup ! Et puis plus tard, les yeux collés, nous décidions de quitter la salle en disant : plus jamais on ne verra un film de Tarkovski ! Ou comme dirait mon père : « on a vu Le Sacrifice à sa sortie, tout est dans le titre ! »

Avouons le. Chers cinéphiles, cessez donc votre mascarade intellectuelle. Certains films, comme ceux de Tarkovski ou Bergman, peuvent être franchement chiants ! C’est long… c’est long ! Mais un jour je vis à nouveau un Tarkovski, et je fût touché par la grâce. J’en suis devenu un vrai fan, j’ai revu ses films et lu son livre et son journal.

2. Il ne faut pas sortir de la salle. 

Voilà donc la deuxième règle, vous le voyez, non respectée par le jeune Gabriel devant Nostalghia, ni devant Charulata de Satyajit Ray. Parfois, la tentation est trop forte. Mais dernièrement, j’ai appris à faire de véritables micro-sieste au cinéma : réparatrices, énergisantes, sans perte d’intrigue. C’était mon cas devant un Kurosawa, ou juste hier, devant Frost de Fred Kelemen. En arrivant dans la queue, je me suis saisi du papier sur la rétrospective, et vu, avec stupeur, que le film durait 3h20. Au premier plan, mes yeux batifolaient. Mais j’ai réussi à tenir… Et puis après 10 minutes sur un lac gelé, je dormais, à point fermé. Une règle annexe serait bien sûr : ne pas ronfler ! Et c’est là tout le chic du cinéphile qui dort : il ne ronfle pas, sa bouche est fermée, il se tient à peine avachi comme tout au long du film, semblant dire : j’écoute le son. Et alors ses camarades, ou même le réalisateur diront : pas grave ! Car ce cher Fred Kelemen était dans la salle et nous demanda à la fin du film : did you sleep or did you went through it ?
– just a little bit… What a wonderful picture !

Car rien ne remplacera jamais ce réveil – x minutes plus tard – devant une séquence de danse électro, dont la beauté subite me saisit intimement. J’étais à l’état d’hypnose, suggestive – et peut-être là au paroxysme de l’expérience cinématographique, car l’écran était alors, à demi conscient, ma seule et unique réalité. 

Vous l’aurez compris, voilà là encore une grande défense de la réalité – du partage – de la salle. J’aime la salle de cinéma, car elle est un espace intime, tout autant que collectif. Le flux de mon écran d’ordinateur n’est qu’à moi et totalement impersonnel. Le flux du projecteur est tout aussi collectif qu’intimement perçu. On s’habille pour aller au cinéma, on fait de ce rêve une réalité sociale, et on voit les autres faire de même. Parfois, et c’est là sans doute ce que je préfère : on applaudit.

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