Il convient de se poser des questions d’ordre morales sur ces réalisateurs qui ne filment qu’au passé. Pensée rétrograde ? Nostalgique ? Mais se pose t-on des questions sur ceux qui ne filment qu’au présent ? Particularisme Corse en la matière, Thierry de Peretti, qui vient de sortir le majestueux À son image, a un rapport à ces questions pour le moins fascinant. Ni vraiment dedans, ni vraiment dehors. De Peretti filme au présent et au passé, dans une danse habile, qui se termine toujours par cette réflexion à la fin du film : « c’était toute une époque ! »
Commençons par l’évidence, À son Image, situé des années 1980 à 2000. D’abord, évidemment, il y a ce grand étalement scénaristique, 20 ans, qui devrait suggérer des gimmicks de maquillages, voir même quelques changements d’acteurs. Mais le film, pourtant, est joué par les mêmes acteurs du début à la fin. L’Actrice, Clara-Maria Laredo, ne vieillit pas. Geste esthétique majeur, bien sûr, car il scelle le destin de cet « ange partie trop tôt » qui meurt en fast-forward dès le début du film. Elle meurt vers 40 ans, alors ? Mais à l’image elle en a toujours 25, tout au plus 30. Je lis d’ailleurs que l’actrice est née en 2003, ce qui renforce mon sentiment… C’est d’abord par ce geste anti-fresque, alors, que se distingue l’approche de de Peretti ; l’actrice ne vieillit pas, mais aussi : elle est jeune. Et c’est là la magie du film : au moment ou j’entre dans la salle, je n’ai aucune idée que le film se déroule au passé (je n’avais pas lu le synopsis), et je vois cette jeune femme, plan séquence, dans sa chambre. A ce moment là, je pense : magnifique ! Quel style ! Et je la vois exactement comme si elle était en 2024, juste bien habillée. Puis elle meurt. Et on revient dans les années 80. Mais à aucun moment, le décor ou les habits ou les technologies présentes ne me crient : « Passé ! Passé ! ». Si bien que je vis cette histoire au présent. Le moment où les second rôles se retrouvent tous, au coucher de soleil près des cimes, ils sont en Levi’s, en polo, en jolie robes : habillés comme mes amis et moi, à peu de choses près.
L’époque de Peretti, c’est donc d’abord une folle impression de présent, qui m’emporte, moi spectateur, et me détourne de ce regard analytique que je pourrais avoir ; et tout à la fois, un constant rappel de dates, par des cartons sortis d’un autre temps, et des archives bien réelles de ce qu’il se passe. La captation est au présent, mais le film, lui, est au passé.
De Peretti vit au passé, comme dans Une vie violente où il situe son action au début des années 2000. Là, même réflexion, quand Stéphane (le héros) marche dans la rue dans le très beau plan final. J’étais là, accroché, le regard mauvais, à regarder les voitures qui n’étaient pas d’époque. Il s’agit là clairement d’un plan capté, et les voitures qui passent trahissent le manque de budget du film : de Peretti n’a pas immobilisé toute une rue de Corse pour faire semblant qu’il était 10 ans en arrière… Et alors ?! Encore une fois, cela n’importe pas, car la captation, on aurait tord de penser que c’est économique, est au présent. Basta ! Et pourtant, ce que nous dit Stéphane à ce moment là, c’est Marx, la fin des valeurs au profit du capitalisme, la fin du passé. Tout Stéphane est d’ailleurs un plein anachronisme, depuis le début du film et quand il parle à sa petite copine, qui elle se fout bien de savoir ce que pensais Marx de la terre corse et les nationalistes du Capital.
Enquête sur un scandale d’État, enfin. Film non-insulaire de son espèce, qui encore une fois, nous ramène en 2012, puis en 2015. J’aurais juré encore une fois que Rochdy Zem utilise un smartphone beaucoup plus récent que 2012 en 2012. Et je me vois étonné de l’absence presque totale d’ordinateur en réunion de la rédaction à Libération en 2015. Pourtant, l’époque ! Car c’est là sans doute le mot préféré de de Peretti. « Tu te souviens, de cette époque, où tu t’étais pris d’amitié pour un indic un peu fou ? Tu te souviens, de cette soirée qu’on avait fait à la sortie du livre ? De ce procès ? Quelle époque ! » Même quand il parle presque du présent, on ne peut pas s’empêcher de sentir ça chez de Peretti, sentir ce rapport au temps qui a trait au souvenir, éternellement recomposé. Le film métropolitain est d’ailleurs paradoxalement le plus nostalgique, incluant jusqu’à des parties de pêche ! N’avait on pas signé pour un thriller bête et méchant ? C’est en démontant pièce par pièce le film d’investigation, en lui retirant méthodiquement tous ses éléments à suspens que de Peretti fait son affaire : un film sur une époque, autrement dit des êtres humains. Leurs amitiés et leurs tensions, leurs réfléxions. Le reste, l’attendu, passe sous le tapis. Pio Marmai finit d’ailleurs par le dire : l’office français anti-drogue a changé de nom, ils ont mis l’ancienne époque sous le tapis, c’est du passé ! Mais c’est une simple refonte hiérarchique, la base n’a pas changée.
Et c’est là, jeune homme de 24 ans, que je vois toute la beauté et l’intérêt de son cinéma. Quand de Peretti me parle de la corse de 1990, je la vis comme au présent. Plutôt que de muséifier un passé, il me le retranscrit dans mes mots, et me fais sentir à quel point il m’est familier. Je ne suis pas corse, je n’ai jamais lu Marx et vécu les frondes du FLNC, et pourtant, je sais maintenant un peu mieux ce que c’est. J’en suis intimement convaincu, car je l’ai vécu.
PS : pour ne pas oublier Les Apaches, que j’ai vu il y a quelques années, je me conterais de citer les premières lignes du synopsis Allociné qui pour une fois ne fait pas mention d’année : « Corse / Extrême Sud / L’été. » Toute une époque !