Cette étrange impression

Elle nous saisit, comme ça, sans prévenir. On a du mal à le croire d’abord… Mais c’est une évidence. Cette étrange impression d’avoir vu un chef d’oeuvre. Pourtant, le film n’est pas si connu, pas si bien noté. Mais on est là, devant la salle de cinéma ou Boulevard Saint Germain. Je suis là et je sais. En rentrant chez moi, je sais que j’ai vu un chef d’oeuvre. 

Bien sûr, ma version du chef d’oeuvre n’est pas la votre. Le chef d’oeuvre devrait être universel, et pourtant il ne l’est pas. Mais vous avez tort !! Car moi j’ai raison. Oui c’était un chef d’oeuvre, je le dit bien haut pour les critiques abonnés à l’air du temps. Aujourd’hui, comme peut être toujours, le cinéma est bien trop affilié à une vague réaction, un commentaire du temps qui passe.  Mais les vrais oeuvres, le vrai cinéma s’affranchit de tout ça. Le vrai cinéma – ce que j’appelle le vrai cinéma – n’est pas How to Have Sex ou autre film de l’époque. Ce n’est même pas le dernier Scorsese, bien que je l’ai trouvé si bon. Le vrai cinéma, pour moi, n’apporte aucun jugement moral sur ce qu’il montre. Il montre, et laisse réfléchir. Là est pour moi la condition sine qua non du chef d’oeuvre cinématographique : il nous laisse seul. A projeter du mieux qu’on peut nos petits bouts de pensées, qu’il renvoie en lumière et en son, qu’il perturbe, qu’il assaille. 

Cette étrange impression d’avoir vu deux chef d’oeuvres ces derniers mois. Une impression qui pourrait bien d’ailleurs sauver toute dépression ou mou latent. Car quel autre but dans la vie que de voir des beaux films ? 

Portier de nuit d’abord. Un film réalisé par une femme italienne et tourné en anglais à Vienne. Il s’agit là de voir comment des SS se remettent de la guerre, si ils se planquent, ou non ? Si ils continuent la lutte ? Et de voir la retrouvaille d’un oppresseur et de sa jeune opprimée (J’amoindris, on parle de viol dans des camps de concentration.) Déjà, comment la réalisatrice a t-elle pu faire financer un tel brulot ? En sachant que c’est une femme, en 1976 ? Le mystère reste entier. Mais je peux vous l’assurer, vous en aurez pour votre argent. Car on ressort de ce film écrasé, éparpillé en milles morceaux, je le dit, presque violé, au sens de ce que cela peut avoir sans interaction physique. C’est un film d’une importance capitale, le meilleur film que j’ai jamais vu sur la seconde guerre mondiale. Peut être le meilleur film sur la psychanalyse, et sans doute le meilleur film réalisé par une femme. 

Mais nous parlons bien là d’un vieux film, et je crois qu’il faut aussi s’attarder sur aujourd’hui. 

Prothèse nasale, musique et cocaine. Bradley Cooper et Carey Mulligan, dans Maestro, réalisé par ce même Bradley. D’abord, le film est absolument magnifique visuellement. C’est un biopic sur la vie de Léonard Bernstein, et sa musique – magnifique aussi – survole le film. C’est une histoire qui révulse les plus féministes d’entre nous, bien sûr, car là encore, il ne s’agit pas de juger – mais simplement de montrer : la vie amoureuse de ce cher compositeur. Égoïsme, homo-sexualité latente dans les années 50 ! On avait rarement vu ça au cinéma. Un mix étrange de pur rétrograde : la fascination esthétique pour Bernstein et ses 90 clopes par jour, pour ses voitures et ses intérieurs, et la volonté qu’à Bradley de nous montrer en filigrane l’histoire de sa femme, cette histoire d’amour d’un génie, qui ne peut qu’écraser les autres. Et si je comprends que certaines soient choquées : on montre une femme écrasée ; je répondrait tout simplement : on la montre ! Car c’est bien là l’objet du film, montrer les relations de Léonard – et plus particulièrement son couple – dans un mélange difficile d’amour et de dépendance qui peuple toujours nos vies. J’ajoute à ça, une grammaire cinématographique somptueuse, des plans longs, mais surtout une évolution dans le ton de l’histoire au fur et à mesure du temps, pour arriver à un film grandiose, d’une précision académique. Dans les années 50, Bradley suit les modes cinématographiques et morales de l’époque. Dans les années 70 (ma partie préférée, bien sûr), il suit aussi la mode : un drame humain bien dégueu. Et on termine dans les néons des années 80. Le cinéma commence et s’arrête à Maestro, tant on est stupéfait devant une telle fresque, cette vieille volonté des vieux hommes blancs qui font du cinéma. Comment ne pas se réjouir que cette fresque se perde, s’aventure dans l’intime et la conjugalité problématique ? Bradley signe pour moi le grand film de 2023 – un film loin d’être innocent, un film pour adultes, pour réfléchir, pour s’émouvoir, pour vivre. (La seule scène ou Bernstein ment à sa fille suffit largement à écraser 3 autres longs métrages de l’époque.) 

C’est tout pour moi ! J’espère que 2024 sera aussi porteuse ! Et bonne année !

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