Le parallèle impossible

Avant hier je regardais pour la troisième fois en ma courte vie de cinéphile L’homme sans âge de Francis Ford Coppola. En général, je n’ai que peu revu des films, et tout heureux que j’étais de mon troisième visionnage, me vint à l’esprit l’autre film que je peux revoir sans me lasser : Shining. En partant de l’image quasi-finale des deux films qui se ressemblent plus que plastiquement, j’ai donc décidé de tracer entre eux un parallèle impossible. Comme dans un cours de cinéma à la fac, j’essaierai ici de décrire des choses compliquées avec des mots vains et je trébucherai. Les connaisseurs ne s’y trouveront pas surpris et j’espère qu’il ne me jugeront pas classiquement soporifique… J’espère au moins que leur sommeil sera teinté de mon bavardage.

Il existe une fabuleuse époque dans la carrière de Francis Ford Coppola, celle où de 2007 à 2011 il a réalisé une trilogie de films auto-produite avec son petit pécule de viticulteur. Le vieux s’est alors dit qu’il en avait marre d’être à la solde des studios, et qu’il pourrait bien faire ce qu’il veut, après tout, on a qu’une vie. Il est donc revenu en 2007, à 68 ans, après dix ans d’absence, avec Youth without Youth, Jeunesse sans jeunesse ou L’homme sans âge. Le film inclut environ 1 150 000 ressorts scénaristiques que je me permettrai de ne pas détailler, sachez seulement qu’il s’agit d’une étrange histoire d’un vieux linguiste frappé d’un éclair (un éclair lui tombe dessus) qui se réveille rajeuni, poursuivi par les nazis puis qui retrouve l’amour de sa vie, qui se prend pour une indienne et revient aux origines du langage chaque nuit, ce qui lui permet de finir la thèse de sa vie, mais en fait non, l’amour triomphe. Le film a été tourné avec un budget inconnu sur les fonds propres de Francis mais ressemble globalement à une grosse production : on passe de l’Inde à la Roumanie à l’Allemagne nazie, sautant d’époque en époque. Le tout garde néanmoins un certain fond de kitch dans les effets spéciaux.

Shining ne se présente pas.

Les deux films ont à leur sortie eu l’honneur de se faire descendre par la critique. On reproche à Kubrick de livrer un film au twist piteux, de nous mettre à distance, d’avoir fait un film inefficace malgré presque un an de tournage, et de globalement faire le malin. On reproche à l’Homme sans âge d’être abscon, soporifique, déprimant, vague, incompréhensible, bref Coppola fait le malin, et perd tout le monde.

Pour nous faire notre petit avis, regardons les films.

I

L’échec

Les deux films nous racontent l’histoire d’hommes ratés : Jack Torrance est un père de famille approximatif mais aimant, il n’a pas d’emploi fixe et se rêve écrivain sans jamais avoir pu écrire. Il est sans doute alcoolique. Dominic Matei commence le film a 70 ans, c’est un professeur de linguistique fatigué que ses élèves moquent. Il a travaillé toute sa vie à documenter l’origine du langage mais ses efforts sont vains, il n’a jamais été le grand savant qu’il espérait être. D’autant plus, Dominic n’a jamais eu de femme ni d’enfant. Il a été fiancé à Laura qui l’a quitté car il ne lachait pas ses bouquins, Dominic a passé une vie sans amour qu’il s’apprête à quitter. 

Le travail et l’amour

Jack s’isole avec sa famille dans l’Overlook Hôtel, il se met alors à écrire un roman. Wendy, par ses constantes interruptions et inquiétudes l’empêche de travailler. Ses critiques envers Jack sont de plus en plus acerbes. Par son hystérie, elle l’empêche même de garder son emploi : Wendy est l’obstacle à la réussite de Jack.

Flash Forward au milieu de Youth without Youth. Dominic s’est pris a million volt du ciel, il a rajeuni, tué les nazis et re-rencontré Laura qui s’apelle maintenant Veronica. Veronica se prend pour une indienne, Rupini et parle indien pendant quelques temps. Puis elle guérit et ils partent en amoureux à Malte. Sur l’île, chaque nuit, Veronica redevient Rupini et se met à régresser dans des stades antérieurs du language. Dominic l’enregistre au magnétophone et arrive petit à petit au point culminant qui acheverait l’oeuvre de sa vie.
Veronica est le moyen de la réussite de Dominic.

Le Double

Mais Dominic, comme Jack, souffrent tous deux d’un double avec qui ils conversent. Pour Jack, le double se tient en l’étrange calvitie de Mr Grady, le caretaker de l’hotel, à moins que ce soit Jack lui même qui soit le caretaker ? Dans les toilettes de l’hôtel, Grady explique à Jack qu’il ne fait pas bien son travail, notamment car sa femme et son fils lui en empêchent, il lui suggère alors de les corriger, comme lui avait corrigé ses filles à coup de haches. Jack échoue, mais Grady lui offre une dernière chance en le sortant de la réserve à nourriture : tuer sa femme et son fils sont alors sa seule solution de réussir son dessein.

Dominic hérite lui d’un double après s’être fait frapper par l’éclair. L’innommé prend alors le partie du pessimisme et de la conclusion de l’oeuvre de Dominic. Quand Veronica se met à révéler en pleurs les langages prélogiques, Dominic est inquiet de son état alors que son double, insensible et égoïste, sourit de voir ces nouvelles connaissances s’offrir à lui. Mais la descente de Rupini a un coût : de jour en jour, Veronica vieillit. Elle paraît 30, 40, 50 ans. Dominic cache les miroirs, elle est totalement ridée, ses cheveux se déteignent. Inlassablement, si il veut réussir, Dominic doit laisser Veronica régresser jusqu’aux origines du language et jusqu’à la mort. Comme Jack, tuer Veronica serait son salut et la solution proposée par le double. 

Mais là où Jack se laisse guider et tente d’assassiner Wendy et Danny, Dominic décide d’aller contre son double et quitte Veronica dans les pleurs. Loin de lui, elle redeviendra jeune. Loin d’elle, il est seul et échoue à parapher l’oeuvre de sa vie. (Il tuera ensuite son double).

La mort

Finalement, les deux protagonistes meurent de froid. Jack dans le labyrinthe de l’Overlook et Dominic dans les rues de sa ville natale. Les deux ont échoué ; mais dominic est finalement apaisé, la voix de Veronica dépose une rose dans sa main.

I I

À contre-emploi

En 1980, Shining frappe par sa froideur cinématographique : là ou le film d’horreur se déroule normalement dans le noir avec des Shaky-cam, Kubrick s’amuse à construire le drame en utilisant une norme hollywoodienne des plus strictes. A part sa découverte de la steadicam et un certain nombre de gros plan au 18mm, tout est scrupuleusement classique : champ, contrechamp, plan large, studio… Coppola, l’esthète hollywoodien par excellence nous surprend aussi : Nous sommes dans un film d’aventure, presque de super-héro, et pourtant quasiment tout est filmé en plan fixe. Pas de grue, pas de travelling ni de quelconque caméra portée, Coppola filme en 2007 un film qui transpire le retour aux vieilles normes d’Hollywood.

Naissance d’un langage

Mais Coppola, comme Kubrick, ne sont pas rétrogrades, c’est justement en partant de ce langage ultra basique qu’ils en profitent par derrière pour faire des folies avec la caméra. J’en parlais pour Stanley, qui utilise la Steadicam pour la première fois, et invente par là même tout un nouveau langage stupéfiant qui nous poursuit encore aujourd’hui. Francis, lui, s’amuse à retourner les plans, à faire des coupes à la Méliès, à désynchroniser les miroirs de la réalité etcetera. Les deux réalisateurs, Coppola en parlant même en interview, essayent chacun en leur temps de créer un nouveau langage cinématographique, qu’ils intègrent tous deux au sein de la plus classique norme.

Parler de l’intérieur

Mais tout ceci ne sert pas qu’à la frime. Tant dans Shining que dans L’homme sans âge, il y a un double. Dans Shining, la narration perd pieds jusqu’à devenir totalement inassemblable, pendant que Francis Ford recolle les bouts avec brio tout en perdant le spectateur. Si on en arrive là, c’est que Shining tente de faire de la psychologie quand Youth without Youth fait de la philosophie.

Failure, Sucess, It’s such extremes Dominic.
You yourselft told me about Chandrakirti, the concept of tetralemma logic, the four possibilities :
What you say is so, or it is not so,
It’s also so and not so combined,
Or it’s neither so nor not so combined.

Laura au début de L’homme sans âge.

En se rapprochant de telles réalitées psychiques, la vérité n’existe plus et c’est face à de terrifiantes impossibilités que se trouvent nos deux compères. Il ne le reste plus alors qu’à créer, de leur génie, un nouveau language, une forme filmique mouvante qui s’approche plus encore du rêve et de l’expérience humaine. Par là, ils créent chacun une oeuvre passionnante mais déroutante, profondément incompréhensible prise sous un regard traditionnel. Dans cette direction, ils se rapprochent aussi dangereusement du cinéma de Tarkovski, par essence psychique et spirituel mais anarratif. C’est justement ce vain effort de conserver une narration qui fonde les films et leur grandiose recherche de l’impossible.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.