Mardi soir, 19h30, la veille d’un partiel, je suis dans mon appartement, seul. On est en Février mais la température s’élève à 35 degrés sous les 1000 watts de ma lampe halogène. Je saisis ma bouteille de Gin (Bombay Sapphire, what else ?) et en avale une gorgée.
Je me lève, me tourne, me frappe un peu au visage.
Je rebois une gorgée de Gin, cette fois-ci pour de vrai.
Non pas que je cherche l’effet de l’alcool, enfin juste une tension… Something to kick me off, une claque. Cette fois-ci c’est la bonne. Je démarre la caméra, la regarde de mes yeux nus et dit mon texte d’une manière excessive.
Dans ma grande épopée qu’est Jeanne, j’ai relativement torturé certains de mes collaborateurs. Alors, inspiré du marquis, j’ai écrit un texte qui se révéla être pour moi : c’était maintenant à mon tour de m’infliger un monologue.
L’exercice, passionnant : me filmer moi même en train de débiter mon texte ; être capable de juger ma performance, de savoir quand m’arrêter ; bref, d’assumer deux rôles quand normalement je n’en fais qu’un. Faire du cinéma moi tout seul. Faire le Jeanne le plus Jeannesque. Réussir à dire mon texte sans bafouiller (et puis l’apprendre… souffrance)
Je tire donc mon canapé jusqu’à l’autre bout de mon appartement (2m50 grand max) et aligne une chaise, une autre, y scotche mon micro, ma caméra sur pied.
Comment faire le focus ? Un balais fera l’affaire.
Je me lance, confiant. Je sais que je vais réussir. Au pire j’échouerai mais j’aurai réussi à finir. Je dérape un peu sur les mots, m’échauffe. Et puis lentement mon corps se tend, je me force à regarder la caméra mais les choses ne vont pas. Je m’énerve. Je suis impuissant. Impossible surtout de savoir si ce que je fais à une quelconque valeur, impossible de me voir de l’extérieur. Je continue, me lève, use de tout subterfuge.
Petit à petit je me calme et comprends l’inéluctabilité de l’affaire. Deep dive dans l’actorat : je visualise des choses, cherche à les ressentir. Je filme et enchaîne les prises pendant plus de 2 heures.
Quand s’arrêter ? Quand les acteurs jouent, il y a toujours un moment ou je sais que c’est la bonne, qu’aller plus loin ne servirait à rien. A chaque fois je teste et puis c’était la bonne. Et justement : sans avoir à aucun moment pu voir objectivement mon jeu, je dis le texte, c’était la bonne. J’essaye une de plus et puis m’arrête, ça ne sert à rien.
Quelle est alors cette fameuse objectivité du réalisateur extérieur à l’acteur ? Montage de l’esprit. Car moi subjectif savait justement que c’était la bonne. Finalement, on se croit réalisateur objectif mais on ne reste bien que soi.
Ce qui sépare l’intello de cinéma du réalisateur c’est sa capacité d’action. Tous deux peuvent penser un film en amont, mais l’un seulement peut dire quand couper. Après, on peut être mauvais ou être génial mais savoir que j’ai su me suffit à espérer.
Dire le texte vrai. Puisque Jung dit que l’on rime en affect, mes textes sont en quelques sortes musicaux : j’y insère des petits mots, qui se répercutent un peu plus loin et rebondissent de phrase en phrase. A chaque fois que je me plantais sur le texte, cette énergie inconsciente était perdue. Force est de constater que la bonne prise, c’est le texte exact.
Je coupe donc. Range mon matériel en m’autoblaguant oralement à propos de bouffer un lion, les chasseurs, les vegans. Je suis exténué et con – ce qui me fait enfin comprendre pourquoi aucun acteur ne semble sain d’esprit : simplement ils donnent trop souvent d’eux.
Le lendemain, je me force à regarder les rushs uns à uns. Fou-rire en me voyant en pleine visualisation de torpeur. J’essaye de ne pas prendre la dernière, de me dire que j’avais faux et puis merde c’est la bonne. Je recadre, étalonne, mixe en mono, upload.
Je ne sais pas si cette vidéo de moi qui parle tout seul tient foncièrement du chef d’oeuvre. Je ne suis pas sûr que ce soit bien. Je sais simplement que j’ai beaucoup aimé la faire, qu’elle m’a appris bien des choses sans rien me révéler pourtant ; sans doute qu’elle clôt Jeanne.